Stupeur ! Dieu est-il un ennemi ?
TAUBMANN Florence
Devant Jérusalem
dévastée par Nabuchodonosor, le prophète est
saisi de stupeur. Temple détruit, population meurtrie,
violentée, affamée : comment un tel malheur est-il
possible ? À la force des mots il tente de comprendre,
d’expliquer. En méditant le premier chant nous avons
entendu les échos de sa douleur et de sa réflexion. Un
tel cataclysme ? C’est que Jérusalem est coupable,
con-cluait-il. Il s’agit d’une punition divine.
C’est de cette
affirmation que nous devons repartir, en allant plus loin dans les
interrogations du prophète sur son Dieu. Car un mot terrible
résonne dans ce deuxième chant : celui d’ennemi !
« Le Seigneur a agi comme un ennemi. » Alors Dieu est-il
encore juste ? Est-il devenu un adversaire cruel ? A moins qu’il
n’ait simplement disparu de notre ciel, indifférent à
nos malheurs.
Deuxième chant (Lamentations 2,1-22)
Hélas ! Le
Seigneur, dans sa colère, a couvert de nuages la fille de
Sion ! Du haut du ciel, il a jeté jusqu’à terre
ce qui faisait l’honneur d’Israël. Quand sa colère
a éclaté contre Sion, il a oublié qu’elle
était l’endroit où il pose ses pieds. Le Seigneur
a fait disparaître sans pitié
toutes les
habitations de Jacob, son peuple. Dans sa fureur, il a détruit
les villes bien protégées de Juda. Il a renversé
le royaume et ses chefs, et les a traités avec mépris.
Dans sa violente colère, il a brisé toute la puissance
d’Israël. Quand l’ennemi est arrivé, le
Seigneur n’a pas voulu aider son peuple. Mais il a allumé
un incendie qui a tout brûlé autour de lui. Comme un
ennemi, il a tendu son arc, la main droite prête à
tirer. Comme un adversaire, il a tué tous ceux que nous
aimions regarder. Il a répandu sa colère comme un feu
sur le temple de Sion. Le Seigneur a agi comme un ennemi. Il a
détruit Israël et tous ses palais. Il a démoli ses
murs de protection et il a répandu partout tristesse et
malheur dans le peuple de Juda. Il est entré de force dans son
enclos, Il a démoli le lieu où il nous rencontrait. A
Sion, le Seigneur a fait oublier les jours de fête et de
chabbat. Dans sa violente colère, Il a traité avec
mépris le roi et les prêtres. Le Seigneur a rejeté
son autel, Il a abandonné son lieu saint. Les murs de ses
palais, Il les a livrés aux mains de l’ennemi. Dans son
temple, il y avait autant de bruit qu’un jour de fête. Le
Seigneur avait décidé de détruire les murs qui
protégeaient la ville de Sion. Il ne s’est pas arrêté
de détruire jusqu’à ce que tout disparaisse.
Il a frappé les
deux murs, et tous deux sont tombés. Les portes de la ville se
sont écroulées, le Seigneur a cassé leurs
verrous. Son roi et ses ministres sont prisonniers chez les autres
peuples. Plus personne ne donne l’enseignement du Seigneur.
Même les prophètes ne reçoivent plus de message
de sa part. Les anciens de la ville de Sion sont assis par terre, ils
ne disent rien. Ils ont la tête couverte de poussière,
ils portent des habits de deuil. Les jeunes filles de Jérusalem
baissent la tête vers la terre.
Mes yeux se fatiguent à
pleurer, je suis bouleversé, mon cœur n’en peut
plus devant la catastrophe qui touche mon peuple. En effet les tout
petits enfants perdent leur force sur les places de la ville. Ils
demandent à leur mère où trouver à manger
et à boire. Ils tombent comme des blessés sur les
places de la ville et ils meurent dans les bras de leur mère.
Jérusalem, je ne
sais plus quoi te dire. Ta situation ne ressemble à aucune
autre. Quel exemple te donner pour te consoler, belle ville de Sion ?
Ton malheur est immense comme la mer. Qui peut te guérir ? Tes
prophètes n’ont vu pour toi que des choses fausses et
sans valeur.
Ils n’ont pas
dénoncé ta faute, ce qui aurait pu changer ta
situation. Ils ont inventé pour toi mensonges et paroles
trompeuses. Tous ceux qui passent près de toi, Jérusalem,
applaudissent parce que tu es détruite. Ils poussent des cris
d’horreur et secouent la tête : « Est-ce bien la
ville qu’on appelait « beauté parfaite » et
« joie de toute la terre » ? » Tous tes ennemis
parlent contre toi. Avec mépris, ils montrent leurs dents
menaçantes en disant : « Nous l’avons avalée
! Voici enfin le jour que nous attendions. Nous y sommes, nous le
voyons ! » Le Seigneur a fait ce qu’il avait projeté,
Il a réalisé ce qu’il avait annoncé, Ce
qu’il avait décidé depuis longtemps : Il a
détruit sans pitié. Il a réjoui l’ennemi
par ton malheur, Il a augmenté la puissance de tes
adversaires.
Peuple de Sion, crie d’un
seul cœur vers le Seigneur. Mur qui protèges la ville,
laisse couler tes larmes comme un torrent, jour et nuit, ne te repose
pas, ne t’arrête pas de pleurer. Lève-toi, crie à
toutes les heures de la nuit. Vide ton cœur en présence
du Seigneur. Elève tes mains vers lui pour sauver tes jeunes
enfants qui meurent de faim à tous les carrefours.
Regarde Seigneur, et vois
qui as-tu traité de cette façon ! Faut-il vraiment que
des femmes mangent leurs enfants, leurs petits tendrement aimés
? Faut-il que des prêtres et des prophètes soient tués
dans le Temple ? Jeunes et vieux sont étendus par terre dans
les rues. Mes jeunes filles et mes jeunes gens sont tombés,
tués par l’épée. Le jour où ta
colère a éclaté, tu les as tués,
assassinés sans pitié. Comme pour un jour de fête,
tu as invité mes terribles voisins. Le jour où ta
colère a éclaté, Seigneur, personne n’a pu
échapper, personne n’est resté en vie. Ceux que
j’avais élevés et aimés tendrement, mon
ennemi les a détruits.
L’excès du
malheur
« Hélas ! Le
Seigneur, dans sa colère, a couvert de nuages la fille de Sion
! Du haut du ciel, il a jeté jusqu’à terre ce qui
faisait l’honneur d’Israël. »
Encore ce mot : « Eikha
! Hélas ! ». Encore cette stupeur à l’ouverture
du deuxième chant ! « Comment est-ce possible ? »
Pourtant nous avons entendu
l’explication du prophète. Il a déjà donné
un sens à la catastrophe de Jérusalem. Au cours du
premier chant il nous a fait sortir de la stupeur, par un chemin qui
n’était ni celui du fatalisme, ni celui du nihilisme.
C’était le chemin de la responsabilité, le chemin
de la reconnaissance des fautes. Le malheur de Jérusalem
n’était que le châtiment de ses infidélités,
de son inconduite. Jérusalem elle-même, sous sa plume,
en convenait : « Le Seigneur a eu raison d’agir ainsi,
car je me suis révoltée contre ses ordres. » Dieu
n’a donc fait qu’exercer un jugement juste. Son peuple
peut et doit à nouveau le prier, retrouver devant lui un cœur
humble et fidèle.
Pourtant le prophète
n’est pas satisfait : cette logique punitive est bancale. Il ne
peut ignorer tout ce qui vient la mettre en échec. Si le
malheur est la punition du péché, que dire de la
souffrance du juste ? N’y a-t-il pas un moment où Dieu
n’apparaît plus comme un juge équitable, un moment
où il agit comme le ferait un ennemi ? Cette question était
celle du livre de Job. A fortiori, comment y répondre quand le
cataclysme touche, non pas un seul homme, mais tout un peuple :
femmes, hommes, enfants, vieillards, les méchants et les bons
sans discernement ? Tous les habitants de Jérusalem ont-ils
fauté au point de mériter le malheur qui leur arrive ?
C’est absurde.
Au-delà de la rétribution
Dans quelques textes la Bible
explique le malheur en disant que la faute des uns retombe sur les
autres, et celles des pères sur les enfants pendant plusieurs
générations. Dans les faits ce n’est pas faux :
une catastrophe provoquée par des méchants touche
souvent de pauvres malheureux qui n’y sont pour rien. Mais
c’est inacceptable, c’est scandaleux d’attribuer à
Dieu cette justice-là. Et d’autres textes bibliques la
dénoncent. Voici la contestation du prophète Ezéchiel
:
« Le Seigneur m’a
adressé sa parole : “Dans le pays d’Israël on
répète ce proverbe : ‘Les parents ont mangé
des raisins verts, ce sont les enfants qui ont mal aux dents.’
Pourquoi donc ? Aussi vrai que je suis vivant, voici ce que je vous
dis, moi le Seigneur Dieu : vous n’aurez plus à répéter
ce proverbe en Israël. En effet, la vie de chacun est à
moi, celle des parents comme celle des enfants. Celui qui a péché,
c’est lui qui mourra.” » (Ez
18,1-4)
Et dans l’Évangile
de Luc, Jésus inverse la logique à travers ces propos :
« Ces dix-huit
personnes que la tour de Siloé a écrasées en
tombant, qu’en pensez-vous ? Étaient-elles plus
coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non,
mais je vous préviens, changez votre vie, sinon vous allez
tous mourir comme ces gens-là. » (Lc
13,1-5)
Ces deux exemples nous
rejoignent dans la méditation des Lamentations. Ils rassurent
notre sens de la justice. La faute des pères ne doit pas
retomber sur la tête des enfants. Commettre le mal conduit au
malheur… Mais une angoisse surgit : cette angoisse que
l’auteur des Lamentations explore dans sa longue plainte. La
catastrophe ne s’abat pas seulement sur les méchants
mais aussi sur les justes et sur les innocents. Cela reste vrai. À
cela il n’y a pas d’explication. Il n’y a aucune
explication.
Silence ou absence de Dieu ?
Que fait donc Dieu ? Que
peut-on en savoir ? Quel secret cache-t-il, en lui-même, qu’il
laisse advenir l’injustice ? Sa miséricorde ne
devrait-elle pas, soit adoucir ce que sa justice semble exiger, soit
réparer ce que sa justice ne peut empêcher ? Ou bien
l’excès de mal qui dévaste cette terre, ce monde,
plaide-t-il pour la suprématie du non-sens, de l’absurde
? Et la seule attitude de sagesse serait-elle, au bout du compte, de
choisir le fatalisme ? Fatalisme devant les événements
! Et même fatalisme devant Dieu, dont la toute-puissante
volonté suffirait à donner réponse à tout
! Et donc à frapper d’inutilité nos pauvres
questions humaines ! Ou encore fatalisme devant l’impuissance
de Dieu, son absence, sa disparition, sa mort peut-être !
L’être plongé
dans le malheur peut ressentir l’abandon de Dieu. C’est
un sentiment couramment exprimé : celui de l’oubli, de
l’absence de Dieu, de son indifférence. La cruauté
du sort, le déchaînement des épreuves, la
souffrance qui en résulte, tout ce qui n’aurait jamais
dû advenir, qui ne devrait pas être : tout cela témoigne
d’une béance dans le ciel, dans le ciel de l’homme,
ce ciel vers lequel il élève chaque jour ses regards,
par la louange, l’action de grâce, la supplication. Et
son âme se déchire : NON, si Dieu est, cela ne peut
avoir lieu. L’excès de mal, d’injustice, de
misère, de douleur, de destruction… ne fait que
réfléchir le vide du ciel, le néant de la foi.
Finalement aucune
responsabilité humaine, si grande soit-elle, ne peut recouvrir
l’étendue de cet abîme. Même si ce sont les
hommes qui font la guerre, qui violent, qui tuent, qui commettent
l’injustice, qui s’enivrent de fureur, de sang et de
domination, n’y a-t-il pas, au fond du fond de la culpabilité
des individus et des peuples, quelque chose qui échappe à
la responsabilité, quelque chose qu’on ne peut
expliquer. Ce quelque chose que la condamnation même n’atteint
pas, et qui provoque un étonnement affreux.
Étonnement affreux
devant la haine déchaînée. Étonnement dont
la douleur est incomparable à toute autre douleur. «
Comment est-ce possible ? » « Comment l’homme
peut-il ? » « Mais c’est que Dieu l’a laissé
libre », répond-on généralement à
cette question, « libre de faire le bien et le mal. »
Pourtant si cet argument excuse Dieu en responsabilisant sa créature,
parle-t-il vraiment à l’angoisse de l’être
torturé dans sa chair, son esprit, ses affections ? Rien
jamais n’effacera ce mal qui a été, rien ne
pourra être réparé ; personne ne pourra consoler
personne.
« Il n’y a pas de
consolateur ! Il n’y a pas de consolateur ! » se plaint à
plusieurs reprises le poète des Lamentations. « Quand le
destin est trop lourd à porter et qu’il n’y a plus
rien à faire, on ne peut que rester debout, chancelant, face
au malheur. » En écho à ces propos de Victor
Malka, Claude Vigée évoque une sorte «
d’incinération de l’être, car il n’y a
rien à attendre de l’extérieur, et au-dedans de
soi, c’est comme la mort. »
C’est ce néant
qui apparaît au cœur de l’expérience du mal
: néant de la pensée frappée d’impuissance,
néant comme si le corps s’était vidé,
réduit en cendres. Et pris dans le vertige de cet abîme
à l’intérieur de soi, comment l’homme ne se
mettrait-il pas à hurler à la face du ciel pour se
prouver qu’il est vraiment vide ? C’est bien ce que fait
souvent l’homme de notre temps, intérieurement brisé
par les catastrophes inhumaines du siècle : vivre, agir, crier
sous un ciel qu’il croit vide !
La colère de Dieu
Mais pour le poète des
Lamentations, le ciel n’est pas vide. L’intense douleur
qu’il exprime ne signifie pas la déréliction de
la foi. Celle-ci n’est pas gagnée, ni éteinte,
par le doute. Au contraire, elle est attisée par le feu. C’est
une foi brûlante, qui fait mal, qui fait souffrir. Une foi
lucide, terriblement lucide, qui voit tout, exprime, analyse,
comprend… Et ce qu’elle saisit, c’est que Dieu,
son Dieu, le Dieu de l’Alliance, se comporte en ennemi. Il
n’est pas absent, il n’est pas indifférent, il
n’est pas impuissant, il est violent, terriblement violent.
Devant le désastre de
Jérusalem, le prophète est conduit à cette
constatation : la catastrophe n’apparaît plus seulement
comme le résultat de fautes commises, comme une punition
méritée. C’est un forfait. Il faut donc établir
un réquisitoire contre Dieu devant Dieu :
Comme un ennemi, il a
tendu son arc, la main droite prête à tirer. Comme un
adversaire, il a tué tous ceux que nous aimions regarder. Il a
répandu sa colère comme un feu sur le temple de Sion.
Le Seigneur a agi comme un ennemi. Il a détruit Israël et
tous ses palais. Il a démoli ses murs de protection et il a
répandu partout tristesse et malheur dans le peuple de Juda.
Énoncer les malheurs
de Jérusalem, cela revient donc à dénoncer Dieu,
sa présence harcelante. Un Dieu qui occupe tout : le ciel, le
cours des heures, des jours, des instants ! Un Dieu qui détruit
avec acharnement tout ce qu’il a construit ! Un Dieu qui se
laisse aller à son jour de colère ! Il créait la
lumière par sa Parole ; il enténèbre. Il
exprimait son amour par le souvenir incessant de son peuple ; il
oublie, il cesse de se souvenir. Il établissait son Alliance
par une bénédiction ; désormais il engloutit par
le feu et le sang. Plus de temps marqué pour les fêtes
et le chabbat ! Plus de Temple, de lieu de rendez-vous ! Plus de
prêtres ni de rois ni de princes ! Plus de torah ! Plus de
parole adressée aux prophètes ! Dieu se laisse aller à
la colère, il devient comme un ennemi.
Le mot ennemi, porteur de
l’idée de haine, nous entraîne au-delà de
la justice et du châtiment. S’appliquant à Dieu il
nous est insupportable. Comment Dieu pourrait-il être l’ennemi
de l’homme, de sa créature, de son propre peuple ? C’est
Satan qui est le grand Adversaire, et non Dieu. D’ailleurs
l’auteur n’est pas dupe : dire que Dieu est comme un
ennemi est aussi une manière de dire qu’il n’est
pas cet ennemi. Ce « comme » rend possible une
affirmation qui ne le serait pas sans lui. Mais au-delà du
scandale qui consiste à voir Dieu comme un ennemi, il invite
simplement à tenir bon, quoiqu’il arrive. À
s’accrocher à un Dieu méconnaissable – Dieu
quand même.
Nommer Dieu
celui qui harcèle, l’identifier dans celui qui frappe,
c’est encore faire acte de foi, c’est persister
héroïquement à voir la main de Dieu dans tout ce
qui arrive, y compris si cette main fait mal. Y compris si cette main
est comme celle d’un ennemi. Et face à l’ennemi il
faut survivre. Contre un ennemi il faut lutter, se battre. Contre
Dieu aussi l’homme peut se battre. Quand toute sa vérité
crie à l’injustice, crie que trop c’est trop. À
se laisser aller ainsi à la colère, Dieu ne se révèle
plus dans sa bonté, ni dans sa justice, mais comme ennemi. La
soumission n’est plus de mise. L’heure est au combat :
combat contre Dieu, contre cette force harcelante, voilée,
dont la pression est insupportable. Cette expérience
spirituelle se situe à l’opposé de celle de
l’absence et du sentiment d’abandon, mais elle est aussi
extrême et difficile à vivre.
La Bible nous fait souvent
rencontrer la colère de Dieu, dans tous les livres, y compris
dans le Nouveau Testament, mais en particulier chez les prophètes,
et dans les psaumes : « Toi tu es terrible » dit le
psalmiste, « qui peut te résister quand tu es en colère
? » (Ps 76,8) Dans l’épître aux Romains,
Paul affirme que « du haut du ciel Dieu montre sa colère
parce que les êtres humains font le mal. » (1,18) Cette
colère est d’abord la réaction de Dieu devant le
mal commis par les hommes. Mais en quelques occasions elle semble se
transformer en fureur destructrice. On pense au récit du
déluge, où il faut l’alliance avec Noé
pour que Dieu déclare : « Quand je ferai venir les
nuages au-dessus de la terre, quand l’arcen-ciel apparaîtra
dans les nuages, je me souviendrai de mon alliance avec vous et avec
tous les êtres vivants, et il n’y aura plus jamais de
déluge pour détruire la vie. » (Gn 9,14-15) Au
temps de l’Exode, après l’épisode du veau
d’or, Dieu est tenté d’exterminer son peuple.
C’est alors Moïse qui l’arrête par ces mots :
« Seigneur, calme le feu de ta colère. Renonce à
faire du mal à ton peuple. Souviens-toi de tes serviteurs
Abraham, Isaac et Jacob. » (Ex 32,12-13) Dieu renonce à
sa colère et renouvelle son Alliance. Mais dans les Évangiles,
l’annonce de la venue du Fils de l’homme fait référence
à Noé pour en décrire la puissance dévorante
(Lc 17,26). L’Apocalypse aussi utilise la métaphore du
pressoir de la colère de Dieu pour évoquer le jugement
des peuples de la terre (Ap 14,18-20).
Le combat de l’homme
Cette colère de Dieu
nous gêne par son anthropomorphisme. Elle semble bien
archaïque, difficile à accepter sur le plan théologique.
Comment concilier l’image d’un Dieu qui aime et qui
pardonne et celle d’un Dieu qui broie le monde, le cœur
et la vie de l’homme ?
L’auteur des
Lamentations ne nous donne pas de réponse. Plus tard il
ouvrira la perspective du pardon, il redira la bonté et la
fidélité de Dieu. Pour l’heure, il nous maintient
dans la douleur de cette question. Mais ce qu’il suggère,
c’est que si Dieu est en colère, s’il est «
comme un ennemi », ce n’est pas à l’homme de
justifier cette colère. C’est à Dieu lui-même.
L’homme doit avouer sa
responsabilité dans ce qui arrive, il doit reconnaître
ses erreurs et ses fautes. Il est pécheur devant Dieu et
devant les hommes. Mais son être et sa conscience le placent
parfois face à un excès du mal, un excès tel que
pour l’exprimer dans le registre de la foi et de la fidélité
il recourt à cette image de la colère de Dieu. Cette
métaphore vive l’invite à interroger Dieu dans la
sincérité de son cœur, et même lui permet
de dénoncer sa « colère » dans ce qu’il
vit au fond de sa chair, dans ce qu’il voit à l’œuvre
dans le monde, quand tout cela lui devient incompréhensible,
mais qu’il veut en référer à Dieu malgré
tout. Dans la terreur de certaines épreuves, il arrive au
croyant de n’avoir pour s’accrocher à Dieu que ces
mots : « Arrête ! Tu es comme un ennemi ! »
Incroyable prière que cette adresse de l’homme à
son Dieu, que cette plainte de l’homme au sujet de son Dieu,
par-delà la peur, par-delà la tentation de l’abandon,
ou encore celle de la soumission !
C’est un véritable
combat : un corps à corps avec Dieu, comme le combat nocturne
de Jacob avec l’ange au gué du Yabbok ! Combat physique
avec le corps caché de Dieu. Combat dont il ressort pour Jacob
une blessure, une bénédiction et un nouveau nom :
Israël, celui qui a lutté contre Dieu. Ou encore pensons
à la contestation d’Abraham quand Dieu décide
d’anéantir la ville de Sodome. Abraham, se dressant
devant la colère de Dieu, en appelle à sa justice. Ou
plutôt il en appelle à une justice en partage, une
justice qui serait le fruit de l’Alliance entre Dieu et
l’homme, mais où celui-ci aurait son mot à dire.
Plus tard, nous retrouverons ce combat secret dans l’expérience
de Jésus de Nazareth, combat voilé dans les mots d’une
prière d’acceptation, au soir de la Pâque, à
l’ombre des oliviers du jardin de Gethsémané.
Lutter contre Dieu, contester
devant lui, l’accuser d’avoir part au désastre,
lui dire qu’il se conduit comme un ennemi, ce peut être
compris comme un témoignage ultime de fidélité,
une manière de croire à Dieu contre Dieu. À Dieu
qui se cache derrière Dieu. À Dieu dans le souvenir de
sa bonté et de sa miséricorde. Oui ce Dieu qui apparaît
aujourd’hui comme un ennemi, c’est bien celui que l’on
peut prier, c’est bien celui vers qui on peut faire monter sa
plainte, car il entendra, certainement :
Peuple de Sion, crie d’un
seul cœur vers le Seigneur. Mur qui protèges la ville,
Laisse couler tes larmes comme un torrent, jour et nuit. ne te repose
pas, ne t’arrête pas de pleurer. Lève-toi, crie à
toutes les heures de la nuit. Vide ton cœur en présence
du Seigneur.