Carême 1990 : RESSUSCITEZDu silence à la présence"RESSUSCITEZ" Pasteur Serge de VISME — III —
"Et vous, qui dites-vous que je suis ?" demandait Jésus à ses disciples. Il y avait un homme, son nom était Jésus. Et il y avait de la paix dans la parole de cet homme. Il y avait de la vie de l’amour, de la tendresse. Il y avait du pardon, de la patience et aussi une conviction, une parole vraie. Il y avait Dieu dans cet homme. Toute une présence vivante qui cheminait, tout à la fois, aux coudes à coudes et en avant des siens. Un homme en qui vibrait quelque chose, quelqu’un qui dépasse l’homme. Et il faisait danser les paralysés, chanter les muets, rire les yeux des aveugles ; il faisait se lever l’homme ou la femme, il leur donnait un regard, un chemin à suivre, celui de la vie mais toujours debout, vivants, et non atrophiés ou hypertrophiés, debout, vivants et non diminués ou dominants, debout, vivants et non laminés, recroquevillés ou écrasants, surpuissants, debout vivants, et non défigurés. Et cette parole en acte, en regard, en sourire, en vérité, cette parole d’équilibre cheminait de pierraille en rocaille sur les routes humaines pour dire le partage, la solidarité, l’amour et la paix toujours possibles.
Et puis, Marie et les autres ont vu s’éteindre cette parole. Sur la croix, la parole se fait silence pour qu’elle se partage. La parole ne s’éteint pas, elle se tait, elle se donne en partage. Elle est semée en tous ceux qui sont là au pied de la croix. La mort du Fils fait naître les fils. Et lentement, ils vont découvrir en eux cette parole et, avec le temps, ils vont la balbutier d’abord, la dire enfin et les textes du Nouveau Testament en sont l’écho extraordinaire. Marie est morte au pied d’un crucifié. Tout s’est brisé. Elle est restée emmurée dans son passé de souvenirs. Et le silence est devenu stridence. Il est vide d’harmonie, vide de mots, vide de regards, vide de chaleur, vide de souffle, vide comme l’immobile est vide, comme la nuit peut être vide. Marie a pourtant sous les yeux l’infini, la présence et non l’absence. Une présence qui renvoie à toutes les promesses d’hier et projette dans l’avenir. Marie est morte et aveugle dans le silence. Pourtant, sous ses yeux, vibre la vie, s’épanouit la vie. Revenons à Marie de Magdala. Que voit-elle ? Un ange à la tête et un ange au pied de l’endroit où l’on avait déposé le corps de Jésus. Deux personnages qui délimitent un vide, un creux, un espace de liberté, comme les personnages ailés sur l’arche de l’alliance. Marie a sous les yeux le signe même de la shekinah, le signe de la présence de Dieu. Marie voit un vide en face d’elle. C’est d’un plein qu’il s’agit. Elle vit le silence du tombeau. Et, au cœur du tombeau, c’est la présence d’un Dieu de la parole qu’il faut découvrir. Marie de Magdala est toujours aveugle. Elle s’élance vivante, ressuscitée, vers la vie. Et elle s’y accroche, comme à une bouée de secours. Marie soudain oublie tout. Il est là en chair et en os. En une seconde tout est balayé : l’arrestation, le procès, la mort, la nuit et le silence du tombeau. Rien de tout cela n’a eu lieu, c’était un cauchemar, tout repart à zéro. Hier fait irruption dans le présent et, une fois de plus, la mort est occultée. Je voudrais brièvement reprendre avec vous tout ce qui est né sous nos yeux, au fil des lignes de ce texte, lier la gerbe. Que s’est-il passé pour Marie ? Marie vient voir un cadavre et elle rencontre un vivant. Elle s’approche de l’immobile et elle est mise en mouvement. Elle vient ressasser le passé, embaumer les souvenirs, et elle est envoyée vers l’avenir. Elle est seule et elle va rejoindre des frères. Elle s’emmure dans le silence et elle rencontre la parole. Elle était morte et elle va s’éveiller, découvrir d’autres limites, elle va vivre, elle va courir vers ses frères, vers lesquels elle est envoyée. Au nom d’un infini, sans limite, qui l’appelle par son nom, la ressuscite, lui rend le souffle, lui rend une parole non de questionnement, de quête, d’au-delà indiscernable ("Où est-il ?", "Où l’avez-vous mis ?"), mais bien une parole de reconnaissance : "Marie !", "Maître !". C’est peut-être un chemin possible pour vivre, nous aussi, aujourd’hui, quelque chose de ces textes de la résurrection. Partir de nos silences, de tous nos effondrements, de nos abandons, de nos solitudes, de nos questionnements, de tout ce qui nous met à genoux, pour pleurer, pour crier, pour hurler parfois, dans le quotidien de nos vies, ou lorsqu’on vit cette solidarité profonde, cette communion de souffrance avec d’autres, les proches, les lointains, du voisin de village ou de quartier jusqu’à tous les Beyrouth où l’humain n’en finit pas de se désagréger. Ce texte me parle parce qu’il reflète ce que vivent nos Eglises. Nos Eglises hier ont fait une bonne partie de la pluie et du beau temps des hommes et des femmes. Elles ont eu pignon sur rue et leur rayonnement allait bien au-delà du cadre étroit des murs des Eglises. Et puis lentement ce statut de maître d’œuvre de la vie humaine, sociale, politique, s’est effiloché, a perdu de sa force, de son poids, et dans certains lieux nos Eglises ont vécu un véritable effondrement. J’en connais de ces lieux où la fidélité à l’Evangile ne se vit plus qu’à travers un mime inlassablement répété de l’Eglise d’hier. C’est poignant et lamentable tout à la fois. Etre dix dans un Temple de 300 places et jouer la grande assemblée. Et la parole résonne dans le vide, sous les voûtes du silence. Et puis nos Eglises, toutes nos Eglises souvent confondues sont revenues à l’essentiel, à nos racines. C’est bien l’un des efforts les plus extraordinaires, ce retour à l’Ecriture, ce travail forcené, patient, sérieux, toutes ces dernières années, sur l’Ecriture non pas pour s’y conforter, s’y rassurer, mais bien pour y puiser d’autres sens, de nouveaux sens, d’autres mots pour dire la vie, la retrouver, la défendre, la mettre en valeur. Tout cet effort pour retrouver une parole et une identité (comme Marie retrouve la sienne). Et aujourd’hui nos Eglises sont des groupes de frères, de sœurs, des groupes petits, fragiles, dans l’anonymat des maisons des uns et des autres, des groupes comme ce groupe de disciples que rejoint Marie pour partager la Bonne Nouvelle. Il en est parmi nous qui ont connu l’hier de l’Eglise et qui vivent le fragile d’aujourd’hui comme un manque, une souffrance, un lent étouffement, une mort. Peut-être, à la lumière de notre texte, pourront-ils découvrir, comme je le découvre, que ce groupe de disciples d’hier et toutes nos ecclésioles d’aujourd’hui ne sont pas dans la fin, dans l’étouffement, dans l’effondrement, mais bien plutôt sont des semences, des germes, des prémices d’une Eglise autre, non pas installée, mais en marche, envoyée, dans une conquête inlassable avec pour seules armes des mots forts, denses : patience, tolérance, solidarité, partage, amour, paix. Je voudrais conclure en deux mots brefs : Marie de Magdala venant au tombeau pour voir un cadavre, les disciples attendant, tous finalement avaient cru en ce Dieu qui leur parlait en Jésus-Christ, mais ils avaient enfermé Dieu dans les cadres, les limites de sa propre création. Quand Dieu s’était tu sur la croix, ils avaient enterré et sa parole et Dieu lui-même. Ce que révèle notre texte, c’est que Dieu n’est pas enfermé dans les limites, les cadres de sa création. En ressuscitant Jésus, Dieu fait éclater les cadres de la création. Enfin, lorsque Dieu en Jésus-Christ se fait homme pour parler aux hommes, Dieu ne vient pas élever l’homme, le diviniser ; Dieu en Jésus-Christ vient humaniser l’homme. A la fin de notre texte, Jésus dit à Marie : "Va trouver mes frères...". Et la boucle est bouclée ! A la lumière de la résurrection, ces hommes, ces femmes, sont frères, sœurs, de l’humain. |